5 October 2019

Panorama des solutions juridiques pour construire efficacement des produits et services inclusive business

Quels sont les solutions juridiques pour construire efficacement un produit ou un service “inclusive business” entre un grande entreprise et une entreprise sociale ?

 

Les grands groupes (GE) et Entreprises de Taille Intermédiaire (ETI) sont de plus en plus confrontés à la prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux de leurs activités. Longtemps, ces aspects ont été cantonnés à de la responsabilité sociale de l’entreprise mais ces dernières années, les entreprises prennent conscience que les solutions répondant à des enjeux sociaux et environnementaux peuvent être des opportunités pour développer de nouveaux modèles et de nouveaux marchés. On voit naître ces trois dernières années des départements consacrés au business inclusif avec un budget et des effectifs affectés et rattachés directement à la direction générale des grandes entreprises. Mais qu’est ce que le business inclusif ? Il s’agit de créer des modèles économiques et juridiques au sein d’entreprises du secteur privé (grands groupes et entreprises de taille intermédiaire), partant des besoins sociaux et environnementaux d’un territoire pour créer des produits et services innovants. Ces produits et services répondent à un marché existant ou à venir. On peut citer à ce titre trois exemples :

1-Michelin travaille depuis longtemps sur le lien entre la matière première et la durabilité de ses pneus. Ces dernières années, la société a investi dans des plantations d’hévéas plus durables, dans la R&D pour aboutir à des pneus increvables, dans des entreprises de rechapage avec pour objectif ultime d’une base de matières premières constituée de 80% de matériaux durables et d’un recyclage à 100% des pneus usagés.

2- Le Groupe SEB s’est engagé fortement avec ses marques sur la réparabilité des produits. Cet usage remet en cause en profondeur les notions d’usage et de design. Le groupe fait ainsi le pari que leur client recherchent des ustensiles à plus longue durée d’usage et réparables.

3- Guerlain, dans l’industrie cosmétique, travaille à partir de plantes et de fleurs dont la disponibilité et la qualité sont une condition sine qua non de son développement. Conscient que la menace sur la biodiversité met en péril leur activité même, elle développe des filières en amont qui permettent une source de production plus durable.

Parallèlement, les entreprises de l’économie sociale et solidaire disposent de solutions très avancées sur ces enjeux de réparabilité, recyclage, agriculture, etc. Dès lors, la collaboration entre grands groupes / entreprises de taille intermédiaire et entreprises sociales retrouve tout son sens. Se pose alors la question de savoir quels sont les outils juridiques permettant d’encadrer ces nouvelles formes de coopération.

Afin d’atteindre l’objectif d’un partenariat fructueux entre de grands groupes ou ETI et des entreprises de l’économie sociale et solidaire, plusieurs mécanismes sont juridiquement possibles. Ils mettent chacun en place un lien juridique différent entre les partenaires, de sorte que ceux-ci disposent d’un choix. Il sera exercé en fonction des objectifs précis recherchés, des rapports destinés à être créés. Une large panoplie de solutions s’offre donc aux partenaires, selon qu’ils souhaitent mettre en place une relation plus ou moins longue et approfondie, une autonomie plus ou moins large à la structure de l’ESS, entre autres critères. Certaines de ces solutions reposent sur de simples liens contractuels (1), tandis que d’autres impliquent une participation du grand groupe dans le capital de son partenaire (2). Toutes présentent des écueils qu’il conviendra de garder à l’esprit et d’éviter grâce à certaines précautions.

1) En premier lieu, la grande entreprise et l’entreprise sociale et solidaire peuvent entretenir des relations contractuelles ponctuelles, sans pour autant que cela n’affecte leur structure. Deux possibilités en ce sens sont envisageables, selon la durée envisagée du partenariat.

La première de ces possibilités est la mise en place d’un consortium, ou groupement momentané d’entreprises. Par cette formule, il s’agit pour plusieurs sociétés de se grouper pour la réalisation d’une opération ponctuelle. Ce groupement est effectué par un contrat, sans qu’il n’y ait de lien de capital entre les partenaires du consortium. Par ailleurs, aucune nouvelle société, même en participation, ni aucune autre personne morale ne découle de ce groupement, ce qui évite aux partenaires membres du groupement de se soumettre à une quelconque procédure d’apports. Le contrat de consortium peut permettre, pour une ETI ou un grand groupe, de collaborer sur un projet avec une entreprise de l’économie sociale et solidaire.

En l’absence de société issue du consortium, le contrat a essentiellement vocation à régir les aspects opérationnels, sans que les relations entre les intervenants ne puissent être prévues à long terme. Cette figure est donc davantage adaptée pour une opération unique, ponctuelle, à vocation solidaire et sociale, par exemple l’obtention d’un certain marché. Il conviendra alors de rédiger le contrat de façon à exclure les aspects essentiels de la société, notamment l’existence d’une entité autonome, d’apports et de partage des bénéfices et des pertes de l’opération.

Par ailleurs, il sera nécessaire de parfaitement définir, au sein de la convention de consortium, les droits et obligations de chaque intervenant dans la réalisation de l’opération. Afin d’éviter toute hésitation sur les processus décisionnels ou les aspects financiers, ils devront être décrits précisément par les clauses du contrat. En pratique, l’une des parties sera désignée mandataire aux fins de coordination du projet et de représentation auprès des tiers. De manière générale, les règles gouvernant tout contrat trouveront application, si bien qu’il conviendra d’éviter un déséquilibre trop prononcé entre les droits et obligations de l’ETI ou du grand groupe et de l’entreprise solidaire et sociale.

La seconde possibilité de partenariat contractuel, plus adaptée à des relations à moyen terme tout en demeurant assez souple, est la conclusion d’un contrat de collaboration entre le grand groupe et l’entreprise sociale et solidaire. Comme en matière de consortium, les relations entre les parties sont régies par un contrat. Mais il s’agit cette fois d’organiser un cadre global pour l’avenir, au sein duquel les parties pourront travailler en collaboration pour différents projets. À chaque nouveau projet, un contrat d’application sera ensuite conclu, pour prévoir les détails de l’opération, mais au sein du cadre global, durable, du contrat de coopération. Ainsi, les parties pourront travailler régulièrement en partenariat, selon des règles générales très stables, et poursuivre dans le temps un objectif commun. Dans le même temps, elles conserveront une véritable autonomie, aucun lien de capital n’unissant les parties à l’accord.

Les règles gouvernant tous les contrats trouveront ici aussi application, si bien que les parties devront prendre garde à ce que leurs relations soient équilibrées et exemptes d’abus de dépendance économique. L’accord est juridiquement contraignant pour les différentes parties et suppose confiance dans le partenaire et bonne foi de la part de la part de chacun. Il engagera les parties, soit pour une durée déterminée, soit sans stipulation de durée. Dans ce dernier cas, chacune des parties disposera toujours d’une faculté d’y mettre fin unilatéralement, sous réserve du respect d’un délai de préavis pouvant être fixé au contrat.

2) Lorsque les intéressés souhaitent travailler plus étroitement encore, sur un terme plus long, et non pas sur des projets ponctuels, il peut être préférable de nouer entre eux des liens de capital ou de gouvernance. L’ETI ou le grand groupe ne se contente pas de collaborer ponctuellement avec une entreprise solidaire et sociale, mais crée avec elle des liens structurels, voire l’absorbe en tout ou partie. Deux hypothèses doivent être distinguées, selon que l’entreprise sociale et solidaire est une société ou une association. Dans tous les cas, des précautions devront être observées.

Si l’entreprise sociale et solidaire a la forme d’une société, le grand groupe ou l’ETI peut d’abord entrer dans son capital. En devenant associé majoritaire par acquisition de titres sociaux, le grand groupe devient ainsi dans une large mesure décideur des orientations de l’entreprise sociale et solidaire.

Ensuite, et plus radicalement, l’entreprise sociale et solidaire peut aussi faire l’objet d’une fusion absorption de la part du grand groupe. L’entreprise sociale et solidaire disparaît alors en tant que personne morale, son activité et les actifs qui lui sont affectés sont transférés à la société absorbante. Si l’entreprise sociale et solidaire comporte plusieurs branches, il est également possible de transférer l’une d’elles seulement au grand groupe, par une opération d’apport partiel d’actifs. Seuls l’actif et le passif de cette branche sont alors transmis, et l’entreprise sociale et solidaire, qui exploite d’autres branches, n’est pas dissoute.

Si, au contraire, l’entreprise sociale et solidaire est structurée sous la forme d’une association, de telles opérations ne sont pas possibles. C’est donc vers les règles de gouvernance de l’association qu’il faudra se tourner. À cet égard, la loi du 1erjuillet 1901 laisse aux sociétaires une large marge de manœuvre pour organiser les pouvoirs au sein de l’association, aussi bien quant à la nature des organes de direction que de leurs pouvoirs. En général, le choix est fait de structurer l’association autour d’un président doté d’une fonction de représentation, d’un conseil d’administration chargé des décisions d’administration courante, et d’une assemblée générale connaissant de questions plus générales et désignant les dirigeants.

Afin de nouer un lien avec l’association, il conviendra alors de conférer à la société commerciale la qualité de sociétaire, et de fixer au sein des organes collectifs de l’association (assemblée générale, conseil d’administration) des règles de majorité lui permettant d’exercer un véritable pouvoir décisionnel.

Suivant le régime fiscal de l’association, deux hypothèses sont à envisager.

Si l’association est soumise aux impôts commerciaux, il n’y aura pas de difficulté particulière sur le plan fiscal puisque l’association restera soumise aux impôts commerciaux (IS, TVA, CET). Cependant, il n’y aura pas de remontée de dividendes si des bénéfices sont réalisés car cela reviendrait à dénaturer le contrat d’association et corrélativement remettre en cause la forme sociale choisie. Si tel est le cas, il faudra procéder à la transformation de cette association.

Si l’association n’est pas soumise aux impôts commerciaux, il faudra veiller à ce que la société n’entretienne pas de liens privilégiés avec cette association pour ne pas remettre en cause son caractère désintéressé. Cela supposera de prévoir des règles précises de fonctionnement entre l’association et la société commerciale.

Il importera, en toute hypothèse, que l’association n’exerce pas elle-même d’activité ayant pour objectif la poursuite de bénéfices. Si tel est le cas, l’association pourra créer un secteur séparé de son activité ou le cas échéant décider de filialiser l’activité lucrative. Dans ce dernier cas, il faudra veiller à ce que l’association ne soit pas animatrice de la société commerciale filialisée sous peine de remettre en cause le caractère désintéressé de l’association.

Ces différentes solutions, qui touchent à la structure même de l’entreprise sociale et solidaire et non pas seulement à ses obligations contractuelles, permettent une plus grande implication du grand groupe dans ce type d’activités. Néanmoins, elles ne sont pas sans inconvénients et nécessitent certaines précautions.

Ainsi, il est important que les valeurs propres à l’entreprise sociale et solidaire ne se trouvent pas dénaturées par les modifications apportées à sa structure. À cette fin, les engagements ayant permis l’obtention de l’agrément ESUS doivent être pleinement respectés. Le statut d’entreprise à mission, consacré par la loi PACTE, peut alors s’avérer utile, à condition qu’il soit fidèle à la réalité, et ne consiste pas en un simple effet d’annonce.

Le maintien des dirigeants initiaux dans des fonctions décisionnelles et de représentation permet également de conserver l’ADN de l’entreprise sociale et solidaire, malgré l’empreinte qui lui est imprimée par la grande entreprise. La fidélisation de ces dirigeants pourra également passer par un intéressement aux résultats obtenus, ou encore une rémunération au titre de son mandat.

En outre, les projets de rapprochement entre ETI ou grands groupes et entreprises de l’ESS ne doivent pas rendre trop long et complexe le processus de décision. Le risque, en effet, serait tout à la fois de démotiver les acteurs de l’économie sociale et solidaire et de freiner l’innovation nécessaire au projet. Il serait donc prudent de laisser une relative autonomie à ces acteurs au sein de l’organisation.

On le voit, l’inclusion de l’activité sociale et solidaire dans la grande entreprise ou l’ETI ne relève donc pas d’une solution unique, mais peut prendre une multiplicité de formes, nécessitant une expertise spécifique. Le choix opéré permet une meilleure adaptation aux objectifs recherchés par les parties, pour peu que les techniques juridiques soient mises en œuvre avec les précautions nécessaires.

 

Oben AYYILDIZ                                                 Nicolas BARGUE

Directeur associé – La French Industry          Maître de conférences à l’École de droit de la Sorbonne

Auteur : Oben Ayyildiz